Liberté et censure

 

Pendant l’occupation allemande du territoire français et à partir de septembre 1940, la liste Otto fait son apparition, elle comporte les ouvrages retirés de la vente par les éditeurs ou interdits par les autorités allemandes.  Y figure les réfugiés politiques, les écrivains juifs, Aragon,  Romain Rolland, etc. 
En juillet 1942, le syndicat des éditeurs, collaborant volontiers avec l’occupant, complète cette liste par une deuxième liste ; nous y trouvons des traductions de l’anglais, des ouvrages d’auteurs juifs, biographies consacrées à des auteurs juifs...Et face à ce syndicat de collaboration, il y a eu le Journal général de la librairie française clandestine.

“Eluard avait écrit le poème Liberté , tout le monde connaît, et Max-Pol Fouchet avait fait la connaissance d’Eluard à Paris, qui lui a donné ce poème sous le titre Une Seule Pensée . Ce poème a paru dans la revue et ce jour-là, le censeur de Vichy a commencé à lire les poèmes, il n’avait sans doute pas l’habitude, «j’écris ton nom, j’écris ton nom, j’écris ton nom», et il a dit: Encore un poème d’amour !, et il n’a pas été jusqu’à la dernière ligne qui était le mot Liberté. Et c’est comme ça que le poème a pu paraître officiellement dans la revue de Max-Pol avant qu’elle ne devienne clandestine. ”
(Madeleine Braun)

 

Liberté
(Une Seule Pensée) 
Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom

Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J’écris ton nom

Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom

Sur chaque bouffée d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom

Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom

Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J’écris ton nom

Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom

Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes maisons réunies
J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom

Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom

Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

Liberté.

Paul Eluard
Poésie et vérité 1942 (recueil clandestin)
Au rendez-vous allemand (1945, Les Editions de Minuit)

 

 

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